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Yosemite Drive 4

 

Sequoia Road near San Gregorio. Photo de l'auteur.

Jamais je n’ai revu Cindy revenir de la salle de bains.
Je n’étais plus là.

Je m’étais rhabillé promptement, le zipper mal remonté, la chemise dépassant négligemment du pantalon. J’avais attrapé les quelques affaires qui n’étaient pas déjà dans la voiture, un passeport, mon portefeuille, un petit Ganesh en bois, qui m’accompagnait dans les moments incertains.
J’avais aussi pris soin de laisser bien en vue l’enveloppe jaune pour laquelle Cindy s’était si gentiment déplacée. J’avais collé dessus un post-it rose sur lequel j’avais écrit:
JE SUIS PARTI CHERCHER DU VIN. ANDY

Ici, certains esprits chagrins me reprocheront de manquer de galanterie : laisser là une jolie femme bien intentionnée avec toute la vaisselle et les bretzels qui traînent à terre, n’est pas très classe, mais je les rassure aussitôt, ce n’est pas dans mes habitudes. L’urgence de la situation seule justifie ce comportement de goujat.

Je lui laissais aussi l’illusion de ma présence en syntonisant KFOG, qui passait ce groupe arménien qui joue et chante comme un Kalachnikov enrayé…

Le Murano rouge vénitien démarra direction sud, par la route 1, destination non définie,  Monterey, Carmel-by -the-Sea ou même plus loin sur la côte de Big Sur.
21h30, peu de trafic vers Daly City, 82 degrés Fahrenheit, ciel dégagé, pas de brume, j’envisageais m’arrêter vers 11 heures en roulant calmement. Me trouver un endroit pour dormir, un Super 8, un truc du genre.

À la radio, j’ai changé de poste.

J’écoutais KNBR pour savoir ce que faisaient mes Giants contre les Padres. Ils menaient 4-2, mais les Padres menaçaient.
Trois hommes sur les buts en huitième manche.Tyle Walker, notre closer, lançait avec un compte de deux balles et deux prises.Zling ! Zlang ! Deux fausses balles…

Mais arrivé aux premières maisons de Pacifica, j’entendis le bruit sourd d’un bâton qui frappe une rapide d’aplomb ! Home Run! Grand Slam! 6-4 pour les Padres.
De rage, je fermai la radio, maudissant cette équipe pourrie qui déshonorait ma ville depuis trop longtemps et démarrai le lecteur de CD, disque 5, Blonde Redhead, 23.
Hey, Dr Strangeluv so sad, isn’t it true ? (You left without goodbye)

Du coup je repensai à Cindy, à ce qui venait de se passer, au déroulement inattendu de sa visite, à mon changement d’attitude envers elle, à ce qu’elle avait fait et à ce qu’elle pouvait bien faire maintenant. Qu’avait-elle en tête en tenant dans ses mains l’enveloppe pleine de coupures de presse et vide des papiers promis que je lui avais laissée ?

Tout en roulant — le Murano avalait les miles le long de cette côte que j’avais si souvent parcourue par plaisir, Moss Beach, El Granada, Half-Moon Bay, —, je me demandais jusqu’où me rendre pour être en sécurité, mettre de la distance entre eux et moi.
Leur réaction à ma défection, à ma trahison, serait sans doute terrible, mais n’avais-je pas pour moi l’effet de surprise?

La réponse à cette interrogation ne tarda pas.

Alors que, tout en tenant le volant d’une main je m’apprêtais à ouvrir une barre de céréales de l’autre, je regardai le rétroviseur central, par réflexe.
Il y avait derrière les phares d’un Murano approchant à grande vitesse.
Mais, était-ce bien un Murano ?
Aurais-je, dans ce moment de stress, confondu la forme des phares ?
Impossible, je suis incollable sur les Murano !

J’avais gagné, il y a plus de cinq mois, un quizz télévisé qui portait exclusivement sur les Murano, les variantes, les années de production, l’appellation des couleurs au catalogue, les problèmes mécaniques, les rappels, et plus encore.
J’aurais du partir une semaine à …Murano, l’île des souffleurs de verre, voyage tous frais payés pour deux personnes, voyage que j’avais jusqu’ici différé, par manque de temps et par manque de deuxième personne. J’aurais  pu y emmener ma mère, mais un voyage à Venise avec sa mère, c’était trop freudien pour moi.

C’était bien un Murano ! Pire encore, il était blanc ! Blanc nacré ! Cindy ?
Il était proche maintenant, si proche qu’il menaçait de me défoncer le parechoc arrière.

Ce qui arriva ! Il me toucha, me poussa même, cherchant à me faire prendre le fossé !
Impossible que ce soit Cindy qui conduise ! Une jolie femme ne ferait pas chose pareille ! Certes, je ne l’avais probablement pas satisfaite. Ou mieux encore, elle n’avait pas aimé que je parte sans la prévenir. Elle aurait aimé que je la voie, au sortir de la douche. Les femmes sont splendides au sortir d’une douche, elles sentent souvent la pêche ou l’abricot, peut-être même la lavande…

Cindy, il est vrai, travaillait pour Hekicos, l’enveloppe ne contenait pas les papiers demandés, j’avais pris la fuite. Naïf. J’étais naïf comme un premier communiant (si toutefois ça existe encore!)

Alors, j’ai fis ce que j’avais à faire. Je poussai le V6 à fond jusqu’à ce qu’une rue à gauche se présente. Je tournai au dernier moment, ne laissant à mon poursuivant aucune chance de réagir. Gagné!  J’étais sur la 84, San Gregorio Road. Je traversai San Gregorio puis continuai sur La Honda Road.

Durant de nombreuses minutes, il n’y eut rien dans le rétro. Mais lors d’une longue ligne droite, à l’embranchement de Madera Lane, le chasseur était de retour. Et le brouillard nappait certains virages devenus soudain plus serrés.

Alors que la 84 se dirigeait vers le Nord — elle allait même rejoindre la 101 à Redwood City —, je tournai violemment  à droite sur une petite route mal asphaltée. Mon poursuivant avait prévu le coup, cette fois-ci. Cette route, toute en courbes, montait et descendait. Dix mètres à peine nous séparaient. Les appels de phares m’aveuglaient. Le brouillard rendait chaque virage périlleux. Et si une voiture venait en face ? Si un animal sauvage traversait le chemin ? Il y avait bien des chevreuils dans ce coin…

Je ne savais toujours pas si c’était Cindy qui me poursuivait, mais si c’était le cas, Danica Patrick  lui avait donné des cours et elle avait réussi son examen final.
À la faveur de trois lampadaires plantés à la jonction d’une route rurale, j’eus le temps d’apercevoir le blanc nacré du Murano et la chevelure blonde de Cindy ! Elle n’était donc pas restée très longtemps sous la douche de ma salle de bains…J’espère qu’elle avait au moins fermé la porte de la maison.

Et la voilà qui reprenait l’initiative ! Cette fille aimait jouer. C’était moins agréable que dans mon appartement ! Peu doué pour les autos tamponneuses, je peinais à garder ma voiture sur la route.
Toutefois, le brouillard s’estompait.
Au détour d’une courbe, j’aperçus la structure massive d’un pont d’acier à deux pans. Il était encore loin, mais je le voyais parfaitement, placé au pied d’une descente en lacets serrés. Une lumière verte clignotait. J’eus le sentiment, étrange et impératif, de devoir l’atteindre bien avant elle.
L’entrée du pont ne semblait pas large. Je m’appliquai à chaque virage, tutoyai le ravin plusieurs fois. Je pris cent mètres au Murano blanc.
Arrivé au pont, je m’engageai sur la structure métallique un peu trop vite, ce qui fit glisser le véhicule. Je sortis au pouce près, la voiture légèrement de travers.
Lorsque Cindy s’amena, quelques instants plus tard, la lumière avait passé au rouge et les deux pans se levèrent en grinçant. Un signal strident prévenait de la manœuvre, un bateau de plaisance s’avançait.
Cindy réussit à enfiler l’entrée avec brio, mais la pente était déjà là, devant elle. Une vraie rampe de lancement. Le Murano partit dans les airs et s’écrasa en tournoyant sur la maison du garde-pont.  Il n’y eut ni incendie, ni explosion.  Juste des ruines et une carcasse de voiture au milieu.
J’avais tout vu dans le rétro, je m’étais arrêté dans la nuit, à quelques dizaines de mètres des débris fumants. Tétanisé. Effrayé par la fulgurance qui m’avait fait pressentir pareil dénouement.
Il devait y avoir des gens à secourir. Cindy, le garde-pont, sa femme, ses enfants, peut-être.
Le signal sonore s’était tu. La lumière clignotait toujours. Orange.
La structure de métal était restée bloquée, comme deux mains jointes en prière.
Le bateau était déjà loin

J’embrayai et roulai prudemment, sans radio, sans musique, jusqu’à Pescadero.

( à suivre )

©  2011 Jf Chetelat