Épisode 2 Préparatifs
Je les quittai vers14h 30.
Mon esprit était clair comme un jour de grand froid.
Le reste de l’après-midi s’enchaîna avec méthode.
La première tâche à faire était de me rendre à la banque. Située sur Ashbury Street, ça m’obligeait à faire un détour. Il devait bien exister une succursale plus proche de chez moi, mais je suis homme d’habitudes. La fille du comptoir, Ariel, une rousse très « girl next door » et qui m’aimait bien, ne posa aucune question quant à la nature de mes transactions et me gratifia même d’un sourire invitant. Une bonne raison pour ne pas changer de succursale.
La deuxième tâche était d’aller à la pharmacie chercher des médicaments. Là encore, la pharmacienne, vieille gribiche aux allures de raisins secs, se montra plutôt détachée, et n’émit aucun commentaire désobligeant. Elle me proposa en outre de les renouveler pour deux mois….Muni d’un lourd sac de modafinil, d’alprazolam, d’un inhibiteur de la pompe à neutron pour le reflux gastrique et de comprimés à libération lente pour stabiliser la tension artérielle, ayant ajouté de la vitamine C à l’arôme de fraises, de l’oméga 3 à forte concentration en ADH et en AEP, et d’une boîte de Tylenol 500 mg, je sortis de l’officine d’un pas allègre, confiant qu’avec de telles réserves, le monde ne pourrait que m’appartenir.
La troisième tâche était de faire quelques provisions. Aliments nourrissants : des barres Oak Valley mélange noix et miels ( sélection du randonneur), des chips crème sure et oignon, des bretzels, du gouda de l’Oregon, du pain nan, des pommes Granny Smith vertes comme la pelouse du voisin, des oranges transgéniques grosses comme des ampoules de lampadaire…
Et aussi une caisse de San Pellegrino 500ml, un champagne Mum Napa Valley et un vin de Monterey, petite Syrah aux accents chocolatés, un vin à déguster avec lenteur.
Enfin, arrêt à la station-service, pour remplir le Murano.
Il était 16 h lorsque j’arrivai chez moi.
Je ramassai tous mes papiers professionnels, qui n’étaient pas classés. Il y en avait partout, même aux toilettes. Ces instants d’extrême intimité stimulaient mon esprit par un effet d’inversion que je m’explique mal.
J’en profitai pour vider toutes les corbeilles et faire un peu de ménage. Un petit coup d’aspirateur — le mien, un Dyson, ressemble à un extraterrestre jaune et mauve sorti d’une séquence de Men in Black —, agrémenté d’un brin de push-push à l’odeur de forêt de séquoias.
Il m’arrive aussi d’utiliser de l’encens bois de santal, mais une collègue de travail m’a foutu la trouille récemment avec des histoires de fumée secondaire et puis, c’est pas tout le monde qui aime les effluves d’encens, j’en connais qui partent au plancher rapidement.
Mais les bâtonnets sont là, au pied du petit bouddha, dans un récipient destiné à cet usage. J’ai ,en plus, une corbeille de fruits frais pour offrande et un coussin rempli de kapok, un zafu, souvenir de mon séjour au Green Gulch Zen Center.
Retrouver tous les papiers relatifs à mes recherches sur l’OS des portables Hekicos — la fameuse longueur d’avance dont parlait Chara — ne fut pas tâche facile.
Il était 18h00 quand, les ayant enfin tous rassemblés et classés par groupes (interface, applications, utilitaires, protocoles), je pus les placer dans l’enveloppe promise, sur laquelle j’inscrivis au marqueur noir indélébile Documents 1.
Je ramassai aussi quelques vieux journaux, des revues dans lesquelles on mentionnait mes travaux, le scrapbook que tante Alice avait patiemment monté en l’honneur de mes exploits universitaires à Stanford.
J’y joignis quelques alertes Google imprimées et parlant d’Hekicos.
Je mis tous ces papiers dans une enveloppe semblable à la première sur laquelle je notai Documents 2.
Il me restait à préparer un gros sac photo avec mon reflex numérique dernier cri, quelques objectifs, des cartes mémoire, des piles de rechange, un kit de nettoyage et autres accessoires. Sans oublier mon laptop. Dans la partie du sac dédiée aux affaires personnelles, j’y rangeai un jean de rechange, quelques paires de chaussettes, deux t-shirts à la gloire de Schwarzenegger, un col roulé noir, cinq caleçons, des Ray-Ban, une casquette des 49ers, une carte routière du nord de la Californie, quelques CD, Death Cab for Cutie, Neil Yong, Blue Nile, des tounes de char qui font vivre le Bose à huit haut-parleurs du Murano jusqu’à ce que j’en vienne à ne plus entendre les véhicules d’urgence.
Il ne me restait guère de place pour les provisions : je me contentai donc de graines, de pommes, de bouteilles d’eau minérale et de six boîtes de biscuits. Plus ma pharmacie. Le sac plein, j’allai le porter à la voiture, et le mis dans la partie arrière du Murano. Je refermai le hayon avec force et détermination.
Le temps de prendre une douche, de me raser, de m’Oil of Olay, et aussi de me couper les ongles des pieds, il était 19 h 25.
Vite, manger ! Faire cuire les fusillis, réchauffer la sauce rosée au micro-ondes, ouvrir la bouteille de Syrah, allumer la TV pour voir les premières manches du match Giants-Padres. Mettre le champagne au froid.
20 h ! hurla mon coucou importé à grands frais d’Europe Centrale.
À 20 h 02, on sonne à la porte !
Un dernier regard dans le miroir d’entrée, un sourire géant pour repérer les fusillis oubliés entre les dents…
C’était le livreur de journaux qui venait chercher son argent.
Deux minutes après, il repartait, service et pourboire minimum.
20 h 05 ! Deuxième sonnerie.
Cette fois-ci, c’était bien elle, perchée sur des talons si hauts qu’elle semblait revenir d’un improbable rassemblement de saltimbanques cracheurs de feu.
Cette blonde-brune ne manquait pas d’arguments de vente, et, comme dit précédemment, même Chanel avait du mal à la faire rentrer dans la section supérieure dans ses tailleurs.
Elle était là, chienne fidèle, venue chercher l’ENVELOPPE.
Mais elle avait toutefois mis de l’avant ses meilleurs atouts, ce qui me donna un léger vertige. Sa blouse diaphane, dont seuls les deux derniers boutons étaient arrimés, laissait entrevoir un certain nombre d’avantages sociaux dont Hekicos ne m’avait jamais fait valoir.
— Cindy ! dis-je en oubliant instantanément le surnom ridicule de Piggy dont nous l’avions affublé.
— Andy ! répliqua-t-elle avec entrain.
— Ça rime, dis-je à nouveau, un peu bêtement….
— Est-ce vraiment le fruit du hasard? répondit-elle, en m’offrant son légendaire sourire de miel de rosée qui me fit douter de la vraie raison de sa visite…
© Jf Chetelat, 2011