Je plains parfois les critiques de cinéma, « visionnant » un film sous le microscope de leurs abondantes références les empêchant de se laisser emporter par l’histoire, l’atmosphère, les images, les acteurs. Munis de leur indispensable grille d’analyse, ils ne peuvent goûter aux délices d’une mise en scène manipulatrice. Ce qui justement caractérise la plus récente réalisation de Martin Scorsese, Shutter Island.
Je ne vais au cinéma que vierge de toute critique, attitude que j’adopte aussi en matière de lecture. Je consulte ces critiques après et je compare nos visions. Leurs remarques viennent parfois révéler, de manière brillante, des points de vue différents et les meilleurs d’entre eux savent placer les choses en perspective. Mais que ça doit être ennuyant de voir un film avec un calepin.
Revenons à Shutter Island. Scorsese s’inspire du livre de l’écrivain bostonnais, Denis Lehane, un de mes auteurs fétiches. Pourtant, j’avais manqué ce titre-là. Me voilà donc deux fois vierge devant l’écran.
Cette petite chronique n’a pas pour propos de raconter l’histoire en détail, mais plutôt de tenter d’exprimer les émotions ressenties au travers d’une intrigue très perturbante. Les images de Robert Richardson (aussi directeur photo de Unglorious Bastards ) sont magnifiques, l’ambiance campée en quelques prises de vue : un îlot rocailleux, balayé par les vents, un asile pour criminels dangereux déclarés fous, dont les pieds et les bras sont enchaînés, même pour un travail de jardin. Une forêt et au pied de celle-ci, Ashecliffe : le pavillon central en briques rouges, l’aile B pour les patients stables et l’aile C, forteresse entourée de barbelés électrifiés, donnant sur des falaises s’abimant dans une mer en colère. L’aile réservée, on s’en doute, aux plus dangereux. Les nuages noirs s’accumulent, l’atmosphère s’alourdit. Quand les deux marshals, Teddy Daniels (Leonardo Di Caprio) et son adjoint Chuck Aule (Mark Ruffalo), chargés d’enquêter sur la mystérieuse disparition d’une patiente pourtant gardée 24h sur 24, finissent par rencontrer le maître des lieux, l’énigmatique docteur Cawley (Ben Kingsley) — dont on ne sait trop s’il est un psychiatre en avance sur son époque (nous sommes en 1954) ou un Frankenstein 2.0 — la table est mise pour vivre un formidable thriller psychologique. Le docteur Cawley a un assistant. Un Allemand, un certain docteur Naehring (Max Von Sydow), qui écoute en boucle le 4e concerto pour piano de Mahler, ce qui provoque instantanément chez Teddy la remontée de souvenirs terrifiants, ayant entendu cette musique alors qu’il libérait, avec d’autres soldats américains, le camp de Dachau.
Dès lors, Teddy, hanté par ses années de guerre, mais aussi par l’image d’une femme aimée, morte dans un incendie allumé par un pyromane, va lentement perdre le fil de son enquête, et se mettre à douter de tout et de tous.
Dans ce film, chaque phrase est importante, aucun mot n’est prononcé innocemment, chaque plan, chaque détail peuvent être un indice, nous sommes des témoins actifs. La tension culmine alors que les deux marshals veulent visiter l’aile C à la faveur d’une panne d’électricité et surtout quand ils veulent découvrir le secret du phare, accessible qu’à marée basse, et à propos duquel on chuchote qu’il est l’endroit de toutes les abominations, en référence aux expériences nazies… L’ouragan frappe l’île, il va tout emporter, en commençant par nous, spectateurs, pris dans un vertige psychologique où réel et imaginaire s’entremêlent à en perdre tout repère, et qui ne cessera pas jusqu’à la scène finale. Bien au contraire, car Scorsese a des références, Hitchcok avant tout (ah ces plans qui rendent le héros si vulnérable, cette musique de Penderecki qu’on avait pas entendue depuis The Shining), et il s’amuse à truffer le récit de fausses pistes, d’alterner rêves et hallucinations, de jouer avec les ombres et les conditions climatiques qui, selon les résidents, sont inhabituelles.
Le réalisateur nous manipule dès lors à sa guise et nous conduira jusqu’à un dénouement que certains ont pourtant trouvé prévisible, affirmation avec laquelle je suis en total désaccord. Sans dévoiler le punch final, l’ambiguïté entre thèse du complot pour se débarrasser d’un fonctionnaire trop zélé ou thèse de la thérapie par (re)mise en scène des événements traumatisants nous poursuit au-delà du générique. La dernière phrase prononcée par Teddy prend d’ailleurs l’allure d’un koan zen qu’on transporte avec soi. De plus, le film nous ramène à des questions graves comme la construction de sa propre identité par le regard des autres et son corollaire, sa destruction dans des conditions appropriées, homogènes et ici admirablement réunies… Voilà qui m’a remis en mémoire La Moustache, d’Emmanuel Carrère. Et à d’anciennes passions pour la psychiatrie.
JFC